La place du préjudice en droit de la responsabilité civile: Rapport de synthèse
Mustapha Mekki, « La place du préjudice en droit de la responsabilité civile. Rapport de synthèse », La notion de préjudice. Journées franco-japonaise à Tokyo, juillet 2009, coll. Travaux Henri Capitant, Bruylant, à paraître (septembre 2015).
La place du préjudice en droit de la responsabilité civile
Mustapha Mekki
Agrégé des Facultés de droit
Professeur à l’Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité
Directeur de l’IRDA
Le préjudice, l’Alpha et l’Omega. – Le droit de la responsabilité civile est le résultat d’un véritable jeu d’équilibre, voire d’équilibriste, entre la victime, l’auteur du dommage et les tiers. Le préjudice en est un des principaux révélateurs en ce qu’il témoigne du subtil balancement entre la nécessité de réparer les préjudices causés et la nécessité de préserver les fonctions morale et normative de la responsabilité civile. Tout le droit de la responsabilité peut ainsi être revisité sous l’angle du préjudice qui en constitue l’Alpha et l’Omega[1]. Il est le « nerf de la guerre », « l’élément premier » [2] de la responsabilité.
Distinction, relation et définition. – Trois observations préalables doivent permettre de mieux appréhender la place du préjudice en droit de la responsabilité. Il convient, tout d’abord, de faire état de la distinction entre dommage et préjudice[3]. Le dommage est traditionnellement défini comme toute lésion subie, atteinte à un bien ou à une personne. Le préjudice serait à distinguer du dommage dont il serait la conséquence. À certains auteurs d’en conclure que « pour penser rationnellement le droit de la responsabilité civile, il convient de reconstruire ce droit à partir des notions mêmes de dommage et de préjudice qu’il faudrait peut-être approfondir et distinguer là où elles sont traditionnellement considérées comme équivalentes. (…) Une chose est la lésion, l’atteinte, celle des corps (dommage corporel), des choses (dommage matériel), des sentiments (dommage moral) ; autre chose sont les répercussions de la lésion, de l’atteinte, répercussions sur le patrimoine, répercussions sur la personne de la victime, sur ses avoirs (préjudice patrimonial) et sur son être (préjudice extrapatrimonial) »[4].On ajoute souvent que si le dommage peut être réparé, le préjudice ne peut être que compensé[5]. Même si le droit positif s’accommode d’une confusion simpliste du dommage et du préjudice[6], elle pourrait souvent en constituer une grille de lecture utile et instructive[7]. Malgré cette pertinence, dommage et préjudice seront tenus dans ces propos introductifs pour synonymes. Après cette distinction, le préjudice se définit comme une relation. Le préjudice suppose l’appréhension d’un lien de droit, un lien triangulaire entre la victime, l’auteur du dommage et le Droit objectif, et partant les tiers. Selon la pertinente formule d’un auteur, « c’est au système juridique de décider si un effet donné (du fait générateur) est un mal ou un bien » [8]. Cette relation tripartite contribue grandement à faire du préjudice une notion contingente. Objet d’une distinction, fruit d’une relation, le préjudice peut être l’objet d’une définition qui réunit, selon la réflexion de M. Morita, les juristes français[9] et japonais[10]: le préjudice désigne toute atteinte à un intérêt juridiquement protégé la « lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extrapatrimonial, individuel ou collectif »[11], un « intérêt de la personne reconnu et protégé par le droit »[12].
Le préjudice, capteur sensible. – Capteurs sensibles, les préjudices renseignent sur les évolutions du droit de la responsabilité, sur la dialectique entre tradition et modernité, colonne vertébrale de cette journée franco-japonaise. Ils renseignent, en premier lieu, sur l’évolution des fonctions de la responsabilité. Aux fonctions « traditionnelles » indemnitaire[13] et normative[14] s’ajoutent des fonctions dites « modernes » punitives, préventives[15]et même créatrices de droits subjectifs. En effet, « Lorsqu’il n’existe pas de voie plus spécifique, l’action en responsabilité civile apparaît souvent comme le moyen d’affirmer certaines prérogatives et de les faire respecter »[16]. Cette diversification des fonctions rejaillit directement sur les contours et la place du préjudice. L’analyse du préjudice renseigne, en deuxième lieu, sur les métamorphoses économiques et sociales auxquelles le droit de la responsabilité a dû et a su s’adapter. La globalisation[17] a nécessité d’aborder le préjudice de manière déterritorialisée notamment en matière économique, de santé publique ou d’environnement. La collectivisation du droit a eu des incidences sur le préjudice qui peut être objectif et/ou collectif[18]. La privatisation de l’État[19] et la déjudiciarisation ont amené à penser ou à repenser la prise en charge privée des préjudices au moyen d’un système assurantiel et au moyen des modes amiables de règlement des différends débouchant le plus souvent sur une transaction[20]. La fondamentalisation du droit[21] a généré de nouveaux conflits perturbant les conditions de la responsabilité[22] ; que l’on songe au droit à la sécurité[23] ou au droit à un environnement sain[24].
L’idéologie de la réparation. – Le préjudice n’est plus cette « queue de la comète », cette « voiture-balai » du droit de la responsabilité[25]. Il est désormais au devant de la scène juridique. Cependant, ce préjudice est pris en tenaille entre la modernité, très imprégnée d’une idéologie de la réparation qui souhaite que la responsabilité civile soit le remède à tous les maux[26] en se montrant accueillant à l’égard de toutes les formes de préjudices, et la tradition qui relèverait plutôt d’une volonté de préserver les fonctions essentielles de la responsabilité en restaurant la cohérence passée notamment par un retour à une plus grande rigueur dans la mise en œuvre des conditions de la responsabilité civile. On se trouve aujourd’hui dans une phase de transition. Afin de savoir sur quel chemin les différents intervenants de ces deux journées d’étude franco-japonaises vont nous mener, il n’est pas inutile de revenir à grands traits sur cet accueil généreux que le droit de la responsabilité civile a réservé au préjudice. Cet état des lieux dressé, il permet d’en souligner les écueils malheureux. L’accueil (I) et l’écueil (II) de la place accordée au préjudice en droit de la responsabilité civile, tels seront les deux axes de ces propos introductifs.
[1] V. not. X. Pradel, Le préjudice dans le droit civil de la responsabilité, Préf. P. Jourdain, LGDJ, 2004 ; C. Calfayon, Essai sur la notion de préjudice, Thèse Paris I, 2007.
[2] J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extra-contractuelle, in Études G. Viney, LGDJ, 2008, p. 145 et s., spéc. p. 148.
[3] Sur cette distinction, v. C. Bloch, La cessation de l’illicite. Recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extraontractuelle, Préf. R. Bout, Avant-propos Ph. le Tourneau, Dalloz, 2008, spéc. n° 119 et s., p. 125 et s. ; v. égal., S. Rouxel, Recherches sur la distinction du dommage et du préjudice en droit civil français, Thèse Grenoble, 1994, p. 11 et s.
[4] Ph. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2006-2007, n° 1309. En faveur de cette distinction, v. égal. L. Cadiet, Les métamorphoses du préjudice, in Les métamorphoses de la responsabilité, Journées René Savatier, PUF, 1997, p. 63.
[5] En ce sens, C. Bloch, th. préc., n° 120, p. 127.
[6] Le Rapport de l’avant-projet de réforme de droit des obligations et de la prescription, avant-projet P. Catala, reprend cette distinction puisque les auteurs du rapport expliquent leur volonté de donner des sens distincts aux termes « dommage » et « préjudice », le dommage désignant l’atteinte à la personne ou aux biens de la victime et le préjudice, la lésion des intérêts patrimoniaux ou extra-patrimoniaux qui en résulte, Note subpaginale sous l’article 1343 de l’avant-projet de Code civil.
[7] En matière de compétence territoriale, pour les dommages nés avant la cession d’un bien et les actions concurrentes du vendeur et de l’acheteur.
[8] T. Weir, La notion de dommage en responsabilité civile, in Common law, d’un siècle à l’autre, sous la dir. P. Legrand, Montréal, Blais, 1992, p. 13 et s., spéc. p. 35.
[9] En ce sens, Y. Lambert-Faivre (sous la dir.), Rapport sur l’indemnisation du dommage corporel, Paris, Ministère de la justice, juin 2003, spéc. p. 7 : « Le « dommage« relève du fait, de l’événement qui est objectivement constatable, et qui demeure au-delà du droit. (…) Le « préjudice« relève du droit, il exprime l’atteinte aux droits subjectifs patrimoniaux ou extra-patrimoniaux qui appellent une réparation dès lors qu’un tiers en est responsable. Le préjudice marque le passage du fait (le dommage) au droit (la réparation). Le « dommage« , corporel, matériel ou immatériel, peut rester hors de la sphère juridique, notamment pour le dommage causé à soi-même : il peut y avoir « dommage« sans « préjudice« . En revanche, tout « préjudice« a sa source dans un « dommage« ».
[10] Art. 709 Minpo : « quiconque a, volontairement ou par faute, porté atteinte au droit d’autrui ou aux intérêts juridiquement protégés est tenu de réparer le dommage qui en résulte ».
[11] Projet P. Catala.
[12] Projet Fr. Terré.
[13] A. Tunc, La fonction d’indemnisation de la responsabilité civile, in Mélanges Dorhout Mees, p. 143 et s. La fonction indemnitaire est plus réductrice, pour certains, car elle suppose le versement d’une somme d’argent donc d’une indemnité, v. M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2007, n° 40.
[14] G. Viney, Introduction à la responsabilité, 3e éd., LGDJ, 2006, n° 40, p. 87.
[15] V. C. Bloch, th. préc., n° 2, p. 2, note 8, qui distingue prévention et dissuasion : « la prévention renvoie à l’idée d’une action directe en vue d’empêcher ou de faire cesser le cours d’un événement prévisible. Prévenir c’est empêcher par l’action. Au contraire, la dissuasion ne renvoie pas à l’idée d’une action, mais d’une incitation en vue d’empêcher un événement. Dissuader, c’est « détourner par conseil « , résume le Littré ; nous dirons plus largement que c’est empêcher par persuasion ou menace ».
[16] G. Viney, Introduction à la responsabilité, 3e éd., LGDJ, 2006, n° 43-1, p. 91 ; adde, T. Azzi, Les relations entre la responsabilité civile délictuelle et les droits subjectifs, RTD civ. 2007, p. 22.
[17] La « globalisation est un mouvement général d’ouverture et de compénétration de systèmes qui se manifeste au niveau mondial, mais aussi à d’autres niveaux », c’est-à-dire au sein même des systèmes juridiques internes, J.-B. Auby, La globalisation, le droit et l’État, Montchrestien, Coll. Clefs politique, 2003, p. 11.
[18] Sur ce phénomène, L. Boy, L’intérêt collectif en droit français (réflexions sur la collectivisation du droit), Thèse Nice, 2 tomes, Dactyl., 1979 ; L. Boré, La défense des intérêts collectifs par les associations devant les juridictions administratives et judiciaires, Préf. G. Viney, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, Tome 278, 1997.
[19] Sur le lien entre Mutation de l’État et droit de la responsabilité civile, v. Fr. Ewald, L’État-providence. Grasset, 1986.
[20] Chr. Boillot, La transaction et le juge, Préf. P. Le Cannu, P.U. de la Faculté de droit de Clermont-Ferrand, 2003, n° 4, p. 6 et s. L’auteur définit la transaction par ses fonctions : instrument de pacification des rapports sociaux et outil de gestion du contentieux (n° 2 et s., p. 2 et s.). La transaction continue néanmoins d’entretenir des liens avec l’État. Il s’agit d’une mutation plus que d’une éviction de l’État (n° n° 11, p. 14). Il est vrai que le contentieux de la responsabilité est facteur d’engorgement des tribunaux. Au Japon, près d’un dixième des actions en justice engagées au civil devant une juridiction de première instance concerne le droit de la responsabilité, v. sur ces chiffres, J.-L. Halperin et N. Kanayama, Droit japonais et droit français au miroir de la modernité, Dalloz, Coll. A droit ouvert, 2007, p. 243, note 1.
[21] Sur cette fondamentalisation du droit français, v. M. Mekki, L’intérêt général et le contrat. Contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé, LGDJ, 2004, n° 395 et s., p. 240 et s. ; J. Rochfeld, Du statut du droit contractuel « de protection de partie faible » : les interférences du droit des contrats, du droit du marché et des droits de l’homme, in Etudes G. Viney, LGDJ, 2008, p. 835. Adde, M. Mekki, L’intérêt général et les droits fondamentaux, Hokkaido Journal of New Global Law and Policy, 2009, vol. 1, p. 229 et s.
[22] Sur l’impact de la Convention européenne des droits de l’homme, v. F. Marchadier, La réparation des dommages à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme, RTD civ. 2009, p. 245 et s. qui souligne l’effet perturbateur de la Convention européenne des droits de l’homme sur la cohérence du droit de la responsabilité civile. Pour une vue d’ensemble, v. G. Viney, Introduction…, op. cit., n° 56-2, p. 122, qui se pose la question suivante : « la protection des droits subjectifs, nouveau fondement de la responsabilité ? ». Adde, O. Lucas, La Convention européenne des droits de l’homme et les fondements de la responsabilité civile, JCP (G), 2002, I, 111 : auteur plus optimiste qui y voit un progrès pour les victimes, mais dont les apports sont encore virtuels.
[23] En ce sens, Chr. Radé, Réflexions sur les fondements de la responsabilité civile, D. 1999, Chr., p. 313 et s. et p. 324 et s. ; v. déjà, B. Starck, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, thèse Paris, 1947.
[24] G.-J. Martin, De la responsabilité civile pour faits de pollution au droit à l’environnement, thèse Nice, 1978.
[25] Sur cette expression, L. Cadiet, Les faits et méfaits de l’idéologie de la réparation, in Mélanges P. Drai, Dalloz, 1999, p. 495.
[26] Dans une société assurantielle, l’indemnisation des victimes devient la préoccupation première, L. Engel, Vers une nouvelle approche de la responsabilité. Le droit français face à la dérive américaine, Esprit, juin 1993, spéc. p. 16, qui décrit le passage d’une gestion individuelle de la faute à une « gestion socialisée du risque » ; M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Seuil, 1994, p. 27 : « De la responsabilité à la solidarité c’est toute une manière de penser le droit qui se trouve ainsi perturbée car la limite entre le légal et l’illégal s’efface en même temps que la place de la faute s’affaiblit ».
Ce contenu a été mis à jour le 18 septembre 2015 à 9 h 23 min.